vendredi 13 mai 2011

la guerre humanitaire

La « guerre humanitaire », telle que nous la voyons se développer du Kosovo à la Libye, s’accompagne d’une rhétorique toujours plus sophistiquée selon laquelle l’OTAN agirait au nom de victimes qui ne peuvent elles-mêmes agir. Selon les sociologues Jean-Claude Paye et Tülay Umay, ce discours correspond à une évolution profonde des mentalités européennes pour qui le culte de la souffrance l’emporte sur la compréhension de la réalité politique. Il en résulte une forme de droit, national ou international, qui ne cherche plus à stopper la spirale de la violence, mais qui au contraire la nourrit. La guerre déclenchée par les occidentaux s’est faite au nom de la défense des victimes, des populations sans défense qui ne pouvaient qu’être massacrées par Khadafi. L’image de la victime est unificatrice. Elle est un fétiche destiné à occuper et à supprimer la place du tiers. Cette image est sans cesse capturée par le discours du pouvoir. Celui-ci occupe la place des victimes réelles et entre ainsi dans le sacré. Le politique et le symbolique sont confondus. C’est ce qui supprime tout cran d’arrêt à la violence. Celle-ci devient permanente, fondatrice. La structure impériale est ainsi déni du politique. La tribune du 15 avril, de Barak Obama, Nicolas Sarkozy et de David Cameron, publiée conjointement par quelques grands journaux "alignes", nous communique qu’« Il ne s’agit pas d’évincer Kadhafi par la force. Mais il est impossible d’imaginer que la Libye ait un avenir avec Kadhafi ». Cette déclaration met ensemble deux propositions contradictoires. Il ne s’agirait pas d’une action militaire contre Kadhafi, mais il est impensable que, suite à cette intervention, celui-ci reste au pouvoir. Cette tribune ajoute un élément supplémentaire, celui de la capacité de nos gouvernants d’anticiper le cri des populations. Cette anticipation nous confirme qu’elle ne porte pas sur les victimes concrètes, mais sur leur image. Il s’agit de la procréation d’un nouveau réel, celui de la mise en place d’un nouvel ordre international, non plus structuré par des oppositions et des conflits d’intérêts, mais par l’amour envers les peuples victimes des tyrans. La guerre humanitaire, ordonnée par l’image de la victime, nous introduit ainsi directement dans le sacré. Il n’y a plus de tiers, l’ONU est annulé. L’image de la victime nous place hors langage. Elle renverse ainsi la Loi et supprime tout cran d’arrêt à la violence. L’image de la victime n’est pas seulement le paradigme de la « guerre humanitaire », mais aussi celui de la « guerre contre le terrorisme » qui fusionne hostilité et acte criminel. L’ensemble de l’ordre juridique est réorganisé autour de cette image. La nécessité supposée de venger la victime renverse la fonction du droit qui était d’établir des gardes fous à la violence. Le 11 mars, l’Union européenne et les États membres ont organisé une journée de commémoration des victimes du terrorisme. Le « Jour de la victime » s’inscrit dans le cadre de la lutte antiterroriste, mais aussi, plus globalement, dans la mutation du droit enregistrée depuis une dizaine d’années. Les représentants de l’UE ont également fait un lien direct entre cette commémoration et l’attention de l’Europe vis à vis des « révolutions » dans les pays arabes. L’écoute particulière des institutions européennes vis à vis des peuples opprimés permettrait à celles-ci de donner des conseils de démocratie aux nouveaux gouvernements tunisien ou égyptien et de faire partager à ces derniers des « valeurs fondatrices » de l’UE. Les déclarations des institutionnels européens lors du Jour de la victime nous apprennent que c’est aussi le cri des victimes qui justifierait l’intervention militaire, sous direction états-unienne, des États membres en Libye, donnant à ceux-ci un droit d’ingérence. Aujourd’hui, la victime est emblématique du discours étatique et est particulièrement mobilisée par le processus pénal. Cette réorganisation du droit est commune à l’ensemble des pays occidentaux. En ce qui concerne le déchaînement de l’idéologie victimaire, la France n’est pas en reste. Ainsi, les juges d’application des peines doivent obligatoirement aviser les victimes des mises en liberté conditionnelle, aujourd’hui raréfiées au nom d’un principe de précaution perverti. Nous sommes entraînés dans un processus infini de punition et de victimisation. La solution juridique qui consiste à satisfaire les désirs supposés de la victime opère un déplacement de la responsabilité de l’acte vers la réparation des dommages. Elle procède ainsi à un renversement d’un système de droit, organisé autour des droits et devoirs du citoyen vis-à-vis de la communauté, en une pratique juridique centrée sur l’individu et les valeurs. La journée de commémoration du 11 mars s’inscrit dans ce schéma. L’initiative de l’Union européenne résulterait d’une responsabilité particulière des États membres à l’égard des victimes, car « les terroristes attaqueraient la société dans son ensemble ». Nous serions tous des victimes en puissance. La fétichisation de la victime réelle réalise une fusion entre celle-ci, les populations et le pouvoir . La lutte antiterroriste organiserait la défense de tous contre cette violence aveugle. Pour ce faire, elle fusionne “état de guerre” et “lutte contre la criminalité”. Elle supprime toute distinction entre extérieur et intérieur, entre guerre et paix. L’État remet en cause l’Habeas corpus de ses citoyens et leur applique des mesures de surveillance, autrefois réservées aux ennemis du pays. L’état de guerre devient permanent, illimité contre un ennemi indéfini aux multiples visages qui peut recouvrir celui de tout un chacun, car les USA peuvent poursuivre toute personne simplement désignée comme terroriste, à savoir nommée comme « ennemi combattant illégal » par le pouvoir exécutif. Déjà victimes, nous pouvons devenir terroristes. La fusion est donc complète entre la victime, le terroriste et le pouvoir. Cet ordre politique psychotique, fondé sur l’amour de la victime, nous intime de nous abandonner et de renoncer à nos libertés constitutionnelles, afin d’être protégés de l’autre et de nous mêmes. Cette structure politique maternelle supprime toute séparation entre l’État et le citoyen. La loi française LOPPSI 2, en transformant la vidéo-surveillance en vidéo-protection, opère une mutation sémantique caractéristique de l’attention que nous porte Big Mother. En parlant au nom et en se positionnant comme victime, le pouvoir entre dans le sacré. Il fusionne ordre politique et ordre symbolique. Comme l’a déjà exprimé Georges W. Bush, dans sa guerre du Bien contre le Mal, le pouvoir occupe directement la place de l’ordre symbolique. Fondant sa légitimité sur l’icône de la victime, il nous place dans une violence sans fin. La lutte antiterroriste nous inscrit ainsi dans le tragique, tel qu’il a été mis en scène par la tragédie grecque. Elle nous place dans une violence infinie, toujours renouvelée, car il n’y a plus de principe protecteur de la vie, d’ordre symbolique articulé au pouvoir politique. La psychanalyse nous apprend que c’est justement ce phantasme de l’unification à la mère imaginaire, ici à l’État comme mère symbolique, qui est à la base de cette violence sans limite, soit disant sans objet, que la lutte antiterroriste prétend combattre.

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